mercredi 3 septembre 2014

L'Euro-Reich allemand (Entretien avec E. Todd sur le site Les-Crises)

A lire et méditer l'entretien intéressant avec E. Todd que O. Berruyer publie sur son site :

http://www.les-crises.fr/todd-1-la-servitude-volontaire-de-la-france/
http://www.les-crises.fr/todd-2-les-acteurs-sont-incompetents/
http://www.les-crises.fr/todd-3-l-allemagne-tient-le-continent-europeen/

NB: le texte original est émondé et des titres ont été rajoutés.

La singularité de la Russie et la crise du monde occidental

[Emmanuel Todd] Il y a quelque chose d’étrange, d’irréel, dans le système international actuel. Quelque chose ne va pas : tout le monde s’acharne contre une Russie qui n’a que 145 millions d’habitants, qui s’est redressée, certes, mais dont personne ne peut imaginer qu’elle redevienne une puissance dominante à l’échelle mondiale ou même européenne. La force de la Russie est fondamentalement défensive. Le maintien de l’intégrité de son immense territoire est déjà problématique avec une population aussi réduite, comparable à celle du Japon. La Russie est une puissance d’équilibre : son arsenal nucléaire et son autonomie énergétique font qu’elle peut jouer le rôle de contrepoids aux États-Unis. Elle peut se permettre d’accueillir Snowden et, paradoxalement, contribuer ainsi à la défense des libertés civiles en Occident. Mais l’hypothèse d’une Russie dévorant l’Europe et le monde est absurde.

L’Occident, certes massivement dominant, est néanmoins aujourd’hui, dans toutes ses composantes, inquiet, anxieux, malade : crise financière, stagnation ou baisse des revenus, montée des inégalités, absence totale de perspectives et, dans le cas de l’Europe continentale, crise démographique.
Si l’on se place sur le plan idéologique, cette fixation sur la Russie apparaît tout d’abord comme une recherche de bouc émissaire, mieux, comme la création d’un ennemi [fictif] nécessaire au maintien d’une cohérence minimale à l’Ouest. L’Union européenne est née contre l’URSS et elle ne peut plus se passer [du fantasme] de l’adversaire russe.
La Russie est un pays qui n’a pas suivi le monde occidental dans la voie du « tout-libéralisme ». Un certain rôle de l’État s’y est réaffirmé, tout comme une certaine idée nationale. C’est un pays qui commence à se redresser, y compris en termes de fécondité, de baisse de la mortalité infantile. Son taux de chômage est faible.

Bien sûr, les Russes sont pauvres et personne en Europe de l’Ouest ne peut envier le système russe, y compris au niveau des libertés. Mais être russe aujourd’hui, c’est appartenir à une collectivité nationale forte et rassurante, c’est la possibilité de se projeter mentalement dans un avenir meilleur, c’est aller quelque part. Qui pourrait dire ça en France ? 
La Russie est en train de redevenir, malgré elle, le symbole de quelque chose de positif qui la dépasse. En ce sens, c’est vrai, elle est une vraie menace pour les gens qui, à l’Ouest, font semblant de nous gouverner, égarés dans l’histoire, qui parlent des valeurs occidentales mais qui, selon l’expression je crois de Basile de Koch, ne reconnaissent réellement que les valeurs boursières.

La montée du bellicisme allemand et l'émancipation d'avec la tutelle états-unienne

Si l’on échappe au délire des médias « occidentaux » et que nous observons la réalité géographique des phénomènes, il apparaît très simplement que le conflit [en Ukraine] a lieu dans la zone d’affrontement traditionnel entre l’Allemagne et la Russie.
On enregistre des signaux contradictoires venant d’Allemagne. Parfois, on la sent plutôt pacifiste, sur une ligne de retrait, de coopération. Parfois, au contraire, elle apparaît très en pointe dans la contestation ou dans l’affrontement avec la Russie. Cette ligne dure monte chaque jour en puissance. Merkel visite désormais seule le nouveau protectorat ukrainien à Kiev.

Mais ce n’est pas que dans cet affrontement que l’Allemagne est [le plus] en pointe. En l’espace de six mois, y compris durant les dernières semaines, alors qu’elle était déjà en conflit virtuel avec la Russie dans les plaines ukrainiennes, Merkel a humilié les Anglais en leur imposant, avec une incroyable grossièreté, Juncker comme président de la Commission.
Chose encore plus extraordinaire, les Allemands ont commencé à affronter les Américains, en se servant d’une histoire d’espionnage par les États-Unis. C’est absolument incroyable quand on connaît l’imbrication des activités de renseignement américaines et allemandes depuis la guerre froide. Il apparaît d’ailleurs aujourd’hui que le BND, le service de renseignement allemand, espionne aussi, très normalement, les politiques américains.
Au risque de choquer, je dirais que, compte tenu des ambiguïtés de la politique allemande à l’Est, je suis tout à fait favorable au monitoring par la CIA des responsables politiques allemands. J’espère d’ailleurs que les services de renseignement français font leur travail et participent à la surveillance d’une Allemagne de plus en plus active et aventureuse sur le plan international.
Reste que cette agressivité anti-américaine de l’Allemagne est un phénomène nouveau dont il faut tenir compte. Son style est fascinant. La façon dont les hommes politiques allemands ont parlé des Américains témoigne d’un profond mépris. Il existe un fond antiaméricain important outre-Rhin. J’avais eu l’occasion de le mesurer lors de la sortie de mon livre Après l’empire en allemand. Selon moi, il explique largement le succès de librairie exceptionnel de cette traduction.

Le projet de puissance allemand : l'émergence de l'Euro-Reich

Il y a déjà un moment que le gouvernement allemand se moque des remontrances américaines en matière de gestion économique. Contribuer à l’équilibre de la demande mondiale ? Et puis quoi encore ? L’Allemagne a son projet, de puissance plutôt que de bien-être : comprimer la demande en Allemagne, asservir les pays endettés du Sud, mettre au travail les Européens de l’Est, accorder quelques cacahuètes au système bancaire français qui contrôle l’Élysée, etc.

La véritable puissance émergente, avant la Russie, c’est l’Allemagne.
Elle a fait un chemin prodigieux, de ses difficultés économiques lors de la réunification à son rétablissement économique, puis à la prise de contrôle du continent dans les cinq dernières années. Tout cela mérite qu’on le réinterprète. La crise financière n’a pas simplement démontré la solidité de l’Allemagne. Elle a aussi révélé sa capacité à utiliser la crise de la dette pour mettre au pas l’ensemble du continent. Si on se libère de la rhétorique archaïque de la guerre froide, si l’on arrête d’agiter le hochet idéologique de la démocratie libérale et de ses valeurs, si l’on cesse d’écouter le blabla européiste, pour observer la séquence historique en cours de façon brute et presque enfantine, bref si l’on accepte de voir que le roi est nu, on constate :

  1. qu'au cours des cinq dernières années, l’Allemagne a pris le contrôle du continent européen sur le plan économique et politique ;
  2. et que, au terme de ces cinq années, l’Europe est déjà virtuellement en guerre avec la Russie.

Ce phénomène simple est obscurci par une double dénégation : deux pays agissent comme des verrous pour que l’on ne comprenne pas la réalité de ce qui se passe.

La servilité française vis-à-vis de l'Allemagne

D’abord la France, qui ne veut toujours pas admettre qu’elle s’est mise en état de servitude volontaire par rapport à l’Allemagne. Elle ne peut pas faire autrement tant qu’elle n’admet pas pleinement cette montée en puissance de l’Allemagne et le fait qu’elle n’est pas au niveau pour la contrôler. S’il y a un enseignement géopolitique de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien que la France ne peut pas contrôler l’Allemagne, dont nous devons reconnaître les immenses qualités d’organisation et de discipline économique, et le non moins immense potentiel d’irrationalité politique.
Le refus français de la réalité allemande est une évidence. Cela fait déjà un moment que je parle de François Hollande comme du « vice-chancelier Hollande ». Voire même, désormais, plutôt comme d’un simple « directeur de communication de la Chancellerie ». Il n’est rien. Il a atteint des niveaux d’impopularité exceptionnels, qui viennent pour une part de sa servilité en face de l’Allemagne. François Hollande est aussi méprisé par les Français parce qu’il est un homme qui obéit à l’Allemagne.
Plus largement, les élites françaises, journalistiques autant que politiques, participent de ce processus de dénégation.

Le déni de réalité des USA face à l'effondrement de leur puissance

Les États-Unis : le second pays dans la dénégation. Lors de la guerre d’Irak en 2003 et de l’association Schröder-Chirac-Poutine, certains stratèges américains avaient alors dit : « Il faut punir la France, oublier [ce qu’a fait] l’Allemagne et pardonner à la Russie ». (« Punish France, forget Germany, forgive Russia »). Pourquoi ? Parce que la clé du contrôle de l’Europe par les États-Unis, héritage de la victoire de 1945, c’est le contrôle de l’Allemagne. Acter l’émancipation allemande de 2003, cela aurait été acter le début de la dissolution de l’empire américain. Cette stratégie de l’autruche s’est installée, calcifiée et semble aujourd’hui interdire aux Américains une vision correcte de l’émergence allemande, nouvelle menace pour eux, selon moi beaucoup plus dangereuse à terme pour l’intégrité de l’empire que la Russie, extérieure à l’empire.
L’Allemagne joue un rôle complexe, ambivalent mais moteur dans la crise : souvent, la nation allemande apparaît comme pacifiste, et l’Europe, sous contrôle allemand, agressive. Ou l’inverse.
Des populations de langue, de culture et d’identité russes sont attaquées en Ukraine orientale avec l’approbation, le soutien, et sans doute déjà les armes de l’Union européenne. Je pense que les Russes savent qu’ils sont en fait en guerre avec l’Allemagne. Leur silence sur ce point n’est pas, comme dans les cas français et américain, un refus de voir la réalité. C’est de la bonne diplomatie. Ils ont besoin de temps. Leur retenue, leur professionnalisme, comme diraient Poutine ou Lavrov, forcent l’admiration.

Les USA désormais contraints de suivre leurs "vassaux"

Jusqu’à présent, dans cette crise, la stratégie des Américains a été de courir derrière les Allemands, pour que l’on ne voie pas qu’ils ne contrôlaient plus la situation européenne. Cette Amérique, qui ne contrôle plus mais doit approuver les aventures régionales de ses vassaux, est devenue un problème, le problème géopolitique n° 1. En Irak, l’Amérique doit déjà coopérer avec l’Iran, son ennemi stratégique, pour faire face aux jihadistes subventionnés par l’Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite a, comme l’Allemagne, le statut d’allié majeur, sa trahison ne doit donc pas être actée… En Asie, les Coréens du Sud, par ressentiment envers les Japonais, commencent à fricoter avec les Chinois, rivaux stratégiques des Américains.
Partout, et pas seulement en Europe, le système américain se fissure, se délite, ou pire.

L'OTAN, idiot utile de l'Euro-Reich allemand

La puissance et l’hégémonie allemande en Europe méritent donc une analyse, dans une perspective dynamique. Il faut explorer, projeter, prévoir pour s’orienter dans le monde qui est en train de naître. Il faut accepter de voir ce monde comme le voit l’école réaliste stratégique, celle de Henry Kissinger par exemple, c’est-à-dire sans se poser la question des valeurs politiques : de purs rapports de force entre des systèmes nationaux. Si l’on réfléchit ainsi, on constate que la Russie n’est pas le problème du futur, que la Chine n’est pas encore grand-chose en termes de puissance militaire.
Dans notre monde économique globalisé, nous pouvons pressentir l’émergence d’un nouveau face-à-face entre deux grands systèmes : la nation-continent américaine et ce nouvel empire allemand, un empire économico-politique que les gens continuent d’appeler « Europe » par habitude. Il est intéressant d’évaluer le rapport de force potentiel entre les deux.

Nous ne savons pas comment finira la crise ukrainienne. Mais nous devons faire l’effort de nous projeter après cette crise. Le plus intéressant est d’essayer d’imaginer ce que produirait une victoire de « l’Occident ». Et nous arrivons ainsi à quelque chose d’étonnant : si la Russie craquait, ou seulement cédait, la disproportion des forces démographiques et industrielles entre le système allemand, élargi à l’Ukraine, et les États-Unis conduirait vraisemblablement à un basculement du centre de gravité de l’Occident et à l’effondrement du système américain. Ce que les Américains devraient le plus redouter, aujourd’hui, c’est l’effondrement de la Russie. Mais l’une des caractéristiques de la situation, c’est que les acteurs sont incompétents et très peu conscients de ce qu’ils font. Je ne parle pas seulement d’Obama, qui ne comprend rien à l’Europe. Il est né à Hawaï, a vécu en Indonésie : seule la zone Pacifique existe pour lui.

Mais les géopoliticiens américains classiques, de tradition « européenne », sont également dépassés. Je pense en particulier à Zbigniew Brzezinski, désormais âgé, mais qui reste le théoricien du contrôle de l’Eurasie par les États-Unis. Obsédé par la Russie, il n’a pas vu venir l’Allemagne. Il n’a pas vu que la puissance militaire américaine, en élargissant l’Otan jusqu’aux pays baltes, à la Pologne et aux autres anciennes démocraties populaires, taillait un empire à l’Allemagne, économique dans un premier temps, mais déjà politique aujourd’hui. L’Allemagne commence à s’entendre avec la Chine, l’autre grand exportateur mondial. Se souvient-on à Washington que l’Allemagne des années trente a longtemps hésité entre l’alliance chinoise et l’alliance japonaise et que Hitler avait commencé par armer Tchang Kaï-chek et former son armée ? L’élargissement de l’OTAN à l’Est pourrait finalement réaliser une version B du cauchemar de Brzezinski : une réunification de l’Eurasie indépendamment des États-Unis. Fidèle à ses origines polonaises, il craignait une Eurasie sous contrôle russe. Il court le risque d’être enregistré dans l’Histoire comme l’un de ces Polonais absurdes qui, par haine de la Russie, ont assuré la grandeur de l’Allemagne.

Le potentiel économique de l'Euro-Reich allemand

Comme vous me l’avez demandé, je vous propose d’analyser les graphiques suivants, comparant aux États-Unis une Europe germano-centrée [que j'appelle Euro-Reich allemand] :

La hiérarchie des dominations au sein de l'Euro-Reich allemand

Ce que montrent les graphiques [qui suivent], c’est cette supériorité industrielle potentielle de l’Europe. Certes l’Europe allemande est hétérogène et intrinsèquement fragile, potentiellement instable, mais le mécanisme en cours de hiérarchisation des populations commence à définir une structure de domination cohérente et parfois efficace. La puissance allemande récente s’est construite par la mise au travail capitaliste des populations anciennement communistes. C’est peut-être une chose dont les Allemands eux-mêmes ne sont sans doute pas assez conscients et ce serait peut-être là leur véritable fragilité : la dynamique de l’économie allemande n’est pas seulement allemande. Une partie du succès de nos voisins d’outre-Rhin vient du fait que les communistes s’intéressaient beaucoup à l’éducation. Ils ont laissé derrière eux non seulement des systèmes industriels obsolètes, mais également des populations supérieurement éduquées.

Comparer la situation éducative de la Pologne en Europe avant la guerre avec celle d’aujourd’hui, bien meilleure, c’est admettre qu’elle doit une partie de sa bonne tenue économique actuelle au communisme, pire peut-être, à la Russie. Nous verrons dans quel état la gestion allemande laissera la Pologne. Reste que l’Allemagne s’est de fait substituée à la Russie en tant que puissance contrôlant l’Est européen et a réussi à en faire une force. La Russie, elle, avait été affaiblie par son contrôle des démocraties populaires, le coût militaire n’étant pas compensé par le gain économique. Grâce aux États-Unis, le coût du contrôle militaire est pour l’Allemagne proche de zéro.

La population de l'Euro-Reich dépasse celle des USA

Le PIB des USA reste néanmoins supérieur à celui de l'Euro-Reich

La puissance industrielle de l'Euro-Reich est supérieure à celle des USA

Evolution comparée des PIB

L'Union Européenne est devenu l'Euro-Reich allemand

Je voudrais [faire] prendre conscience du fait que l’Europe a changé de nature et qu’elle évoque non seulement le présent mais aussi un futur possible très proche.
Les cartes que fournit généralement la Communauté européenne sont des cartes à prétention égalitaire et qui ne parlent plus de la réalité. Ici, c’est une sorte de première tentative d’organisation visuelle de la réalité nouvelle de l’Europe. Elle aide à prendre conscience du caractère central de l’Allemagne et de la façon dont elle tient le continent européen. La première chose que tente de dire cette carte, c’est qu’il existe un espace informel plus grand que l’Allemagne elle-même, « l’espace allemand direct », et qui contient des pays dont les économies ont un niveau de dépendance à l’Allemagne quasi absolu.
Certains y verront peut-être des « erreurs », comme, par exemple, l’intégration de la Suisse, qui n’est même pas dans les institutions européennes. Mais quels que soient les sentiments des Suisses, la réalité objective est que, dès qu’on a affaire à des entreprises suisses importantes, on sent la présence allemande. Le niveau d’interpénétration est tel qu’au niveau économique on ne peut pas parler d’indépendance de la Suisse.
Les Pays-Bas, quant à eux, comme l’avait prédit Friedrich List, ne sont plus que le débouché de l’Allemagne sur le Rhin. La Tchécoslovaquie, le jour où elle a décidé de vendre Skoda à Volkswagen, a scellé son destin.
Grâce à cet espace central très peuplé, l’Allemagne a une influence très supérieure à celle de ses seuls 82 millions d’habitants. Celle d’une zone de 130 millions d’habitants environ…

Le noyau dur (en noir et gris) de l'espace dominé par l'Allemagne

Mais cet espace n’est pas la seule raison de l’influence allemande. Je pense que jamais l’Allemagne n’aurait été capable de prendre le contrôle du continent sans la coopération de la France.
C’est un autre élément représenté par cette carte : la servitude volontaire de la France et de son système économique et, à l’intérieur de ce cadre, l’acceptation par les élites françaises de ce qui est peut-être pour elles – mais non pour le peuple français – la prison dorée de l’euro. Les banques françaises survivent tant bien que mal dans cette prison dorée. La France ajoute ses 65 millions d’habitants à l’espace allemand direct et lui confère ainsi une sorte de masse critique d’échelle continentale.

Près de 200 millions… Ce qui signifie que nous sommes déjà au-dessus de l’échelle russe ou japonaise. Ce bloc noir et gris représente le cœur de la puissance allemande ; il maintient dans la soumission l’Europe du Sud, devenue une zone dominée à l’intérieur même du système européen. L’Allemagne est détestée en Italie, en Grèce, et sans doute dans toute l’Europe du Sud, pour sa main de fer budgétaire. Mais ces pays n’y peuvent rien, parce que l’Allemagne, avec son espace proche plus la France, a la capacité de tout dominer. Ces pays sont représentés en orange sur la carte.

La périphérie orientale de l'Euro-Reich allemand

Je propose une autre catégorie spécifique de pays, en rouge, ceux que j’ai appelés les « satellites russophobes ». Paradoxalement, ces pays ont un certain degré de liberté. Ils sont dans l’espace de souveraineté allemand, mais je ne qualifierais pas leur statut de servitude, parce qu’ils ont de réelles aspirations autonomes et notamment une passion anti-russe.
Regardez : la France n’a plus de rêve. Sous la direction du PS, de l’UMP et de ses inspecteurs des finances, elle n’aspire plus qu’à obéir, imiter et toucher ses jetons de présence. La Pologne, la Suède, les pays baltes, eux, ont un rêve : avoir la peau de la Russie. Leur participation volontaire à l’espace de domination allemand leur permet d’y croire. Mais je me demande si, plus en profondeur, la Suède, repassée à droite, n’est pas en train de redevenir complètement ce qu’elle était avant 1914, c’est-à-dire germanophile.

Les satellites russophobes méritent une catégorie spéciale, car ils font partie des forces qui peuvent aider l’Allemagne à mal tourner. Les élites françaises ont, quant à elles, déjà aidé l’Allemagne à mal tourner en la déifiant et en se refusant à la critiquer. La soumission française apparaîtra aux historiens du futur comme une contribution fondamentale au déséquilibre psychique à venir de l’Allemagne. Pour la Suède ou la Pologne ou les Baltes, c’est encore autre chose. Là, il s’agit franchement et directement de ramener l’Allemagne à la violence des rapports internationaux.

Je n’ai pas placé la Finlande et le Danemark dans cette catégorie.
Au contraire de la Suède, le Danemark est authentiquement libéral de tempérament. Son lien avec l’Angleterre va au-delà du simple bilinguisme typiquement scandinave d’une bonne partie de la population. Il regarde vers l’Ouest et n’est pas obsédé par la Russie.
La Finlande avait, quant à elle, appris à vivre avec les Soviétiques, et elle n’a pas de vraie raison de douter de la possibilité de s’entendre avec les Russes. Certes, elle a été en guerre avec eux. Elle a appartenu à l’Empire des Tsars entre 1809 et 1917, mais sous la forme d’un grand-duché, situation qui lui a, de fait, permis d’échapper à l’emprise suédoise. La vraie puissance coloniale, pour les Finlandais, c’est la Suède, et je doute qu’ils aient vraiment envie de revenir sous leadership suédois.
Sur la carte, Finlande et Danemark se retrouvent donc dominés, comme les pays du sud. Absurde ? L’économie finlandaise paye déjà le prix de l’agression européenne contre la Russie. Et le Danemark va être mis en difficulté par l’évasion anglaise.

Le cas particulier du Royaume-Uni en train de sortir de l'Euro-Reich allemand

Le Royaume-Uni, je l’ai décrit comme « en cours d’évasion ». Parce que les Anglais ne peuvent adhérer à un système continental qui leur fait horreur. Parce qu’ils n’ont pas, comme certains Français, l’habitude d’obéir aux Allemands. Mais aussi parce qu’ils appartiennent à un autre monde, beaucoup plus excitant, moins vieux et autoritaire que l’Europe allemande, « l’anglosphère » : l’Amérique, le Canada, les anciennes colonies…

Bien sûr, un jour ils quitteront l’Union européenne ! Les Anglais ne sont pas plus forts ou meilleurs, mais ils ont derrière eux les États-Unis. Déjà, en ce qui me concerne, petit Français confronté à la disparition de l’autonomie de ma nation, si j’ai le choix entre l’hégémonie allemande et l’hégémonie américaine, je choisis l’hégémonie américaine sans hésiter. Alors, les Anglais, qu’est-ce que vous vous pensez qu’ils vont choisir ?

La Hongrie 

J’ai associé la Hongrie aux Britanniques dans leur tentative d’évasion. Viktor Orban s’est fait une mauvaise réputation en Europe. Soi-disant parce qu’autoritaire et de droite dure. Peut-être. Mais surtout parce qu’il résiste à la pression allemande.
On peut se demander pourquoi la Hongrie n’est pas anti-russe, alors qu’elle a subi une répression soviétique violente en 1956. Comme souvent le “malgré que” doit sans doute être remplacé ici par un “parce que”. En 1956, seule la Hongrie a fait face. Plus que les Polonais ou les Tchèques – qui n’ont alors que peu ou pas bougé –, la Hongrie peut être fière de son histoire sous domination russe. Elle peut pardonner. Une belle blague hongroise des années 1970 peut aider à comprendre les différences est-européennes : « En 1956, les Hongrois se sont conduits comme des Polonais, les Polonais comme des Tchèques et les Tchèques comme des cochons. »

Le nouveau service de travail obligatoire STO de l'Euro-Reich allemand

J’ai représenté l’Ukraine comme « en cours d’annexion ». L’Ukraine n’apparaît pas immédiatement comme l’annexion européiste rêvée. Il s’agit de l’annexion d’une zone en décomposition étatique et industrielle, désintégration qui va être accélérée par les accords de libre-échange avec l’Union européenne. Mais c’est aussi l’annexion d’une population active à très bas coût.

Fondamentalement, le nouveau système allemand repose sur l’annexion de populations actives. 
Dans un premier temps ont été utilisées celles de la Pologne, de la Tchéquie, de la Hongrie, etc. Les Allemands ont réorganisé leur système industriel en utilisant leur travail à bas coût. 
La population active d’une Ukraine de 45 millions d’habitants, avec son bon niveau de formation hérité de l’époque soviétique, serait une prise exceptionnelle pour l’Allemagne, la possibilité d’une Allemagne dominante pour très longtemps, et surtout, avec son empire, passant immédiatement en puissance économique effective au-dessus des États-Unis. Pauvre Brzezinski !

La question des enjeux énergétiques et des gazoducs

Les gazoducs venant de Russie en Europe

Ici, les principaux gazoducs sont indiqués pour bousculer un mythe.
Le mythe que les Russes, par la construction du gazoduc South-Stream, voudraient seulement échapper au contrôle de leurs relations énergétiques par l’Ukraine. Si on regarde tous les trajets des gazoducs existants, leur seul point commun n’est pas le passage par l’Ukraine, c’est aussi qu’ils arrivent tous en Allemagne. En fait, le véritable problème des Russes, ce n’est pas seulement l’Ukraine, c’est aussi le contrôle de l’arrivée des gazoducs par l’Allemagne. Et c’est également le problème des Européens du Sud.

Si on arrête de penser l’Europe de façon naïve comme un système égalitaire qui aurait des problèmes avec l’ours russe, on voit que l’Allemagne peut aussi avoir intérêt à ce que le gazoduc South Stream ne soit pas construit, parce qu’il ferait échapper à son contrôle les approvisionnements énergétiques de toute la partie de l’Europe qu’elle domine. L’enjeu stratégique du South Stream n’est donc pas juste un enjeu entre l’Est et l’Ouest, entre l’Ukraine et la Russie, mais c’est aussi un enjeu entre l’Allemagne et l’Europe dominée du Sud.

Mais, encore une fois, cette carte n’est pas une carte définitive ; c’est une carte dont l’objet est de créer un début d’image de la réalité de l’Europe et de nous sortir de l’idéologie des cartes neutres qui cachent ce que l’Europe est en train de devenir : un système de nations inégales, prises dans une hiérarchie qui comprend des pays sévèrement dominés, des pays agressifs, un pays dominant, ainsi qu’un pays qui est la honte du continent, le nôtre, la France.

Aparté sur la question turque

Si je n’en ai pas parlé, c’est que ce n’est plus le sujet. Les Européens ne veulent pas de la Turquie. Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est que les Turcs ne veulent plus de l’Europe. Qui voudrait désormais rentrer dans cette prison des peuples ?


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